« Ousmane DIA ne représente pas, il présente. Il ne dépeint pas non plus, il peint. Son usage de la
couleur
noire en hommage à la femme noire me rappelle la "noir-lumière" de Soulages. Et voilà pourquoi son art
est profond, il véhicule un message universel. Ousmane DIA a le génie de transfigurer la puissance du
signe et de la couleur. ».
Babacar Mbaye DIOP, critique d'art, commissaire d'exposition,
Enseignant à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar,
FLSH-Département de Philosophie
Directeur de l'ISAC.
Neuchâtel est une petite ville suisse, au bord d’un très beau lac. Cette cité cossue a un sérieux problème
d’image depuis que l’Histoire tient compte d’humanité et de justice. En effet, le personnage emblématique de
la ville, un riche gentilhomme local du XVIIIe siècle : David de Pury, s’est révélé être un marchand dont la
grande fortune a été acquise dans le commerce de l’esclavage. Une partie de cet argent sanglant a été
généreusement offert à la cité pour notamment, créer un hôpital (qui existe toujours). La place principale
de la ville porte son nom. On peut y voir une grande et belle statue du personnage. David de Pury est
aujourd’hui encore l’emblème de Neuchâtel.
Depuis quelque temps, la statue est régulièrement maculée de peinture rouge. En conséquence, la presse
aborde la vérité historique, désormais de notoriété publique. Neuchâtel n’est pas la seule ville européenne
à devoir faire face à la réalité historique. Bruxelles et le Roi Léopold II ou d’autres villes françaises du
bord de l’Atlantique traversent les mêmes problématiques.
Pour essayer de corriger cette déplorable publicité, la municipalité de Neuchâtel a organisé un appel
d’offres à des artistes les chargeant de résoudre les tensions entourant l’encombrante statue monumentale de
David de Pury.
Le plasticien Ousmane Dia a fait partie des personnalités contactées. A plus d’un titre, il pouvait être
l’homme de la situation de part sa nationalité sénégalaise et suisse. Il a conçu un projet simple et
contemporain, et a proposé de ne pas déboulonner la statue litigieuse considérant que l’on ne refait pas
l’Histoire. Il a imaginé une structure métallique qui entoure la statue sans la toucher et sur
laquelle il a placé une série de personnages stylisés de même taille et à la même hauteur que de Pury. Ces
femmes, ces enfants et ces hommes avec un boulet à la cheville tendent simplement un doigt interrogateur
vers la statue. Le projet s’appelait « Dialoguons ». Le message était clair et ne s’embarrassait pas de
discours métaphysique.
La Ville a refusé ce projet trop évident et parlant, en prétextant un lamentable et indécent problème de
coût. Elle a porté son choix sur une oeuvre réduite, d’une hauteur totale d’un mètre représentant de Pury en
minuscule avec la tête renversée. Ce choix, réalisé par un artiste suisse, non-concerné, a été reçu comme
une insulte à la mémoire des victimes de l’esclavage et de leurs descendants. Cette décision a choqué toutes
les personnes à l’écoute des questions de racisme et de société, et en particulier la jeunesse suisse. Le
pays n’a jamais eu de colonies, mais y a participé « en seconde main » et il a bénéficié en maintes
occasions aux avantages du triste commerce d’êtres humains.
Ousmane Dia a souhaité réaliser néanmoins ce projet pour son exposition « Black Requiem » en 2024. Il l’a
appelé désormais « Dialogue Refusé ». Cette oeuvre présentée à la Galerie Nationale de Dakar, dans une
taille réduite, prend aujourd’hui une dimension supplémentaire. Elle devient involontairement le témoignage,
qu’encore aujourd’hui, l’histoire coloniale européenne est loin d’être pleinement acceptée et reconnue.
Neuchâtel a manqué l’occasion de reconnaître et d’éduquer le public sur son passé difficile. Son bienfaiteur
sanglant va rester présent, seul, sur la place principale. La Ville risque de devenir, à ses dépens, le
symbole des cités refusant d’honorer, enfin, officiellement la mémoire des victimes de commerce humain. En
effet, la sculpture d’Ousmane Dia « Dialogue Refusé » pourrait bien prendre
place dans le célèbre Musée de l’île de Gorée au Sénégal, lieu chargé d’émotion, consacré à l’Histoire de
l’esclavage et départ d’innombrables humains africains vers un destin de servitude.
Je suis désespérément triste pour ma ville d’origine : Neuchâtel.
Je garde néanmoins l’espoir que dans les années prochaines, la jeunesse actuelle, plus consciente et
responsable, saura réparer cette grave erreur d’appréciation des autorités d’aujourd’hui.
André-William Blandenier Scénographe et designer suisse
Le chant requiem est un chant religieux funèbre. Il rend compte de l’état d’esprit des vivants face à la
mort, invincible et éternelle. Le requiem est une performance verbale face à la mort… pour mieux célébrer la
vie. De toutes les vies. Et de celles des noirs, en particulier. L’événement de la mort tragique de Georges
Floyd a réveillé un grand mouvement de protestation pour rappeler un peu partout à travers le monde que « la
vie des noirs compte ». En Afrique et ailleurs, se posent également l’urgente question concernant « la
dignité des noirs ». Ce supplice tragique du noir, filmé en direct, a aussi disséminé les actes d’une remise
en cause de certaines figures historiques racistes présentes dans l’espace public. Nous pouvons en citer
plusieurs exemples à travers le monde, avec les statues du Gouverneur colonial le Général Louis Faidherbe, à
Saint-Louis du Sénégal, celle du Roi des Belges Léopold II à Bruxelles, de la statue David de Pury à
Neuchâtel en Suisse, etc.
Dans les éléments plastiques constitutifs de cette exposition, BLACK REQUIEM associe harmonieusement une
diversité de styles portée à travers des propositions visuelles, sonores et graphiques. Sculptures
métalliques installées, pour imiter la rage du genou d’un policier sur le cou d’une victime sans défense,
peintures et représentations figuratives de personnages historiques, en grands formats, offrent une palette
en bichromie autour des valeurs picturales du noir et du blanc. De ces atmosphères de dualités, graphique et
thématique, l’artiste fait pivoter des chaises convoitées qu’il dessine et tisse autour d’une diversité de
personnages féminins. Un chant d’hommage est ainsi rendu aux figures emblématiques des grandes luttes de
liberté. Partout à travers le monde, au-delà des clichés chromatiques.
Dans la représentation des figures féminines de cette exposition Black Requiem, l’image du corps ne peut
être confinée dans un érotisme étroit. En Afrique traditionnelle, le sein nourricier est un lien ombilical
qui recentre les liens du Pouvoir. Le pouvoir matrilinéaire des reines du Walo, du Djolof, du Sine, du
Saloum, de la Casamance, etc. Dans les logiques de l’anthropologie du corps, le sein érotique est une
importation de la culture occidentale pour nos peuples africains. Ces images de chaises fixées, tournées,
virevoltées, renversées, inversées, portées, etc. autour d’une présence de personnages féminins est une
allégorie du pouvoir politique, économique et social.
Face à la violence du discours raciste de plus en plus vécue, « ODIA » convoque le discours égalitaire qui
restaure les équilibres. Face aux images dégradantes qui rappellent le lourd poids de l’histoire et des
humiliations, il propose la mise en espace d’images mobilisatrices autour du dialogue. Sa dernière
contribution artistique, manifeste pour contrer la présence de la statue de David de Pury dans l’espace
public de la ville de Neuchâtel, en Suisse, a porté sur un projet de réalisation d’une installation
sculpturale pour encercler littéralement ce buste, réalisé en 1795 et sculpté sur le bronze pour célébrer un
négociant d’esclaves, banquier, hommes d’affaires et bienfaiteur de la ville. L’année 2020 sera l’année des
déboulonnements de certaines statues qui rappellent l’esclavage, les injustices sociales et autres
humiliations raciales. Les années suivantes à la mort de Floyd ont également propulsé et mobilisé un
discours de réhabilitation, ou de célébration, d’une imagerie historique qui s’impose au grand jour pour
mieux larguer les images choquantes qui divisent dans les poubelles de l’histoire.
Dans ce travail d’invention et d’inventaire des figures d’une nouvelle imagerie militante et progressiste,
les œuvres de « ODIA » convoquent des chapitres historiques qui associent des faits de résistance face à la
répression. Du « genou de la haine », lourdement posé sur le cou haletant et suffocant de Georges Floyd,
Ousmane DIA convoque le rappel du geste héroïque de Rosa Parks, dans sa ferme revendication du droit de ne
pas céder son siège dans un autocar public. L’adoption d’un troisième amendement par le Congrès américain,
pour une abolition de l’esclavage notifiée dans la constitution des Etats-Unis en 1865, aura valu au
Président Lincoln, défenseur du projet, d’y laisser sa vie autour d’un sombre assassinat. La résistance de
Rosa Parks s’inscrit dans cette continuité historique, contre la ségrégation raciale.
De part et d’autre, il est curieux de constater à quel point les soulèvements populaires du « Black Lives
Matter » ont influé sur le regard et la conscience que certains ont sur les pratiques néocolonialistes
actuelles. En Afrique en général, et au Sénégal en particulier, cet élan de contestation populaire est mené
par des intellectuels, artistes et hommes politiques qui ont osé remettre en cause certains paradigmes. Que
ce soit sur la question du Franc CFA, de l’intangibilité du droit et des textes constitutionnels, et sur
tant d’autres, une vague décoloniale est en mouvement. Elle nous réserve des surprises, de jour en jour.
C’est une véritable révolte des « subalternes » qui ont enfin osé prendre la parole. Il faudra savoir les
écouter, les comprendre et rétablir un dialogue sincère afin d’apaiser des cœurs meurtris. Nous en avons
besoin.
BLACK REQUIEM est une invitation au dialogue, pour reconstruire une paix de plus en plus menacée un peu
partout à travers les segments de la vie.
Aliou Ndiaye, Critique d'art, ASCA Sénégal, ICI New-York, Commissaire de l’exposition